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Alertées, de petites choses dénuées d’intelligence surgissaient en silence du sombre mur de verdure bordant la piste pour y replonger aussitôt. Le long de cette piste progressaient deux coquilles d’où deux paires d’yeux observaient avec méfiance les ombres muettes et furtives, comme elles se camouflant au moindre signe de danger.
C’était une route verticale et les yeux inquiets des voyageurs n’en pouvaient apercevoir ni le début ni la fin. Parfois, des branches horizontales formaient des bifurcations, mais les deux cosses n’y prêtaient nulle attention, poursuivant avec obstination leur marche lente mais régulière. Les saillies du chemin rugueux formaient d’excellents points d’appui auxquels s’accrochaient les orteils qui sortaient des coquilles. En outre, elle était cylindrique car la piste n’était ni plus ni moins que le tronc du banian géant dont les ramures couvraient le continent tout entier.
Les deux cosses progressaient vers le sol lointain. À mesure qu’elles s’éloignaient des Cimes, la lumière, filtrée par des couches de feuillage de plus en plus épaisses, s’assombrissait : aussi, glissant au milieu d’une brume glauque, elles semblaient se diriger vers un puits de ténèbres.
La cosse qui marchait en tête hésita soudain, puis s’engagea sur un rameau latéral. La seconde la suivit ; enfin, toutes deux s’immobilisèrent. Ces coquilles n’étaient que des carapaces dont chacune donnait asile à un être humain.
— J’ai peur du Sol, murmura la femme, Poyly.
— Moi aussi, dit Gren, son compagnon. Nous sommes faits pour vivre dans la sécurité des niveaux moyens.
Poyly étreignit le poignet de Gren.
— Faut-il vraiment continuer ? demanda-t-elle d’une voix frêle.
Inquiets mais résignés, ils attendirent qu’une troisième voix répondît à la question. Une voix désincarnée qui, pour se faire entendre, n’avait pas besoin de gosier, une voix qui retentissait silencieusement à l’intérieur de leur crâne. Et la voix parla :
— Oui, Poyly. Oui, Gren. Il faut continuer parce que je vous le conseille et parce que je ne vous abandonnerai pas. Je vous ai guidés vers la sécurité et je continuerai à le faire. C’est moi qui vous ai appris à vous cacher à l’intérieur de ces cosses. N’avons-nous pas accompli une longue étape sans incident ? Poursuivez votre chemin : un sort glorieux vous est réservé.
— Nous avons besoin de repos, morille, dit Gren.
— Soit. Reposez-vous. Nous repartirons ensuite. Nous avons relevé les traces d’un clan humain : ce n’est pas le moment de faiblir. Il est indispensable de trouver cette tribu.
Les enveloppes encombrantes dont ils étaient revêtus, percées de quatre trous pour qu’ils pussent y passer leurs membres, ne leur permettaient pas de s’allonger. Tant bien que mal, le garçon et la fille se recroquevillèrent à l’intérieur de leur armure, bras et jambes en croix. Ainsi, on les aurait dit écrasés par le poids du feuillage qui les surplombait.
La morille qui les parasitait n’avait cessé d’aller de surprise en surprise. Ses hôtes possédaient au tréfonds de leur système nerveux quelque chose qu’elle n’avait jamais décelé chez une autre créature : une mémoire – les souvenirs d’un passé récent, et ceux, obscurs, ignorés même de leurs détenteurs, de la lointaine histoire de leur race. Sans doute le champignon intelligent ignorait-il le proverbe : « Au royaume des aveugles les borgnes sont rois ». Il bénéficiait néanmoins d’une situation avantageuse. Dans l’immense serre chaude qu’était le monde, l’existence des êtres vivants s’écoulait, cruelle ou terrorisée, jusqu’au jour où ils tombaient au Vert et où leurs dépouilles enrichissaient le terreau pour les générations suivantes. Des êtres sans passé ni futur. Des êtres semblables aux personnages à deux dimensions que l’on voit dans les fresques… Il n’en était pas de même de la morille qui explorait le cerveau des deux humains. Elle avait une perspective : c’était la première créature depuis un trillion d’années à se voir offrir l’occasion de se retourner sur les infinies galeries du temps. Et ce qu’elle y voyait l’effrayait, lui donnait le vertige, la condamnait presque au silence ; les étranges harmoniques de sa voix aux sourdes sonorités de harpe retentissaient en effet moins fréquemment à l’intérieur de la tête de Gren et de Poyly.
— Comment la morille nous protégera-t-elle des périls d’En Bas ? demanda cette dernière au bout d’un long moment. Comment nous protégera-t-elle des rogues ou des claque-dents ?
— Elle sait, répondit simplement Gren. Ces cosses dans lesquelles elle nous a conseillé de nous introduire pour nous dissimuler à la vue de nos ennemis nous ont sauvé la vie. Quand nous aurons rejoint l’autre tribu, notre sécurité sera encore plus grande.
— Cette coque m’écorche les cuisses, répondit Poyly avec ce manque d’à-propos typiquement féminin contre lequel les siècles sont sans pouvoir.
Elle sentit le poids de la main de son compagnon se poser sur sa jambe. Mais tandis qu’elle s’abandonnait à la caresse amoureuse, son regard vigilant ne quittait pas les rameaux bruissants au-dessus d’elle d’où, à chaque instant, pouvait surgir le danger.
Un végétal dont les vives couleurs évoquaient le plumage de la perruche descendit en voletant sur une branche voisine. Presque aussitôt, une spongiole bondit de sa cachette et cracha dans sa direction un jet de liquide à l’aspect nauséabond. En l’espace d’un instant, il ne resta plus de sa proie qu’une flaque humide.
— Une spongiole, murmura Poyly. Il vaudrait mieux partir avant qu’elle ne nous attaque.
La morille, elle aussi, avait été témoin du drame – un témoin satisfait d’ailleurs, car la victime appartenait à une espèce de plantoiselle particulièrement friande de la chair des champignons.
— Si vous êtes prêts, humains, mettons-nous en route.
Un prétexte en valait un autre et, parasite, la morille n’avait nul besoin de repos. Cependant, Gren n’était pas pressé de renoncer au confort relatif et provisoire qu’il goûtait, fût-ce pour fuir la dangereuse spongiole, et la morille dut user de contrainte. Pour le moment, peu désireuse de faire naître un conflit entre sa volonté et celle de ses hôtes dont le concours lui était nécessaire, elle préférait employer la manière douce. Son objectif ultime était vague, mais grandiose et splendide. Elle s’imaginait se multipliant à l’infini sur toute la Terre, évinçant la forêt ; elle voyait déjà la nappe sinueuse de ses proliférations se couler dans chaque combe, se lancer à l’assaut de chaque promontoire. Mais ce résultat ne pouvait être atteint sans l’aide des humains : Ceux-ci étaient les instruments de sa conquête. Dans l’immédiat, son but était d’en asservir autant qu’elle pourrait en trouver. Stimulés par le parasite, Gren et Poyly se mirent docilement en devoir de poursuivre leur voyage.
D’autres créatures se servaient, tout comme eux, du tronc comme d’une voie de circulation, quelques-unes inoffensives, telles les arpentilles dont les interminables colonnes processionnaires reliaient les profondeurs de la jungle aux Cimes ; d’autres fort dangereuses, bardées de crocs et de griffes. Mais il en était une qui avait laissé de son passage des traces quasi imperceptibles – ici une éraflure, plus loin une tache – qui, pour un œil exercé, trahissaient la présence proche de l’homme. C’était cette piste que suivaient silencieusement Gren et Poyly. Or, au moment où ils allaient s’engager sur une grosse branche latérale, Poyly aperçut, le temps d’un éclair, une silhouette qui se jeta peureusement au milieu d’un bouquet de filandrynthes.
— Reste là et surveille les environs dans le cas où il en viendrait d’autres, dit la jeune fille à son compagnon. Moi, je m’occupe de celui-ci. Dans un moment, tu feras du bruit pour détourner son attention.
Poyly se mit à ramper le long du rameau. La morille, inquiète pour sa propre sécurité, envahit l’esprit de la femme dont les perceptions devinrent extraordinairement aiguës, dont la vue se fit plus perçante et l’épiderme plus sensible. La voix du parasite résonna dans sa tête :
— Attaque-le par-derrière, mais ne le tue pas. Il nous mènera jusqu’à sa tribu.
— Chut ! Il va t’entendre.
— Seuls toi et Gren pouvez m’entendre et je ne vous quitterai jamais.
Poyly contourna la formation de filandrynthes et revint sur ses pas en passant par la face externe de la branche, sans froisser une seule feuille. Entre les interstices des hampes, elle distingua la créature tapie dans sa cachette. C’était une femme et elle était si proche que Poyly pouvait presque lire la frayeur dans ses yeux aux aguets.
— Elle n’a pas reconnu que tu étais une humaine à cause de ta coquille, dit la morille. C’est pour cela qu’elle se dissimule.
Quelle remarque stupide ! songea Poyly. On se cache toujours quand on tombe sur des intrus. La morille appréhenda cette pensée et comprit pourquoi son raisonnement était faux. Les êtres humains lui étaient encore totalement étrangers. Discrètement, elle se retira de l’esprit de Poyly pour laisser celle-ci libre de conduire l’assaut à sa guise.
Pliée en deux, la jeune fille fit un pas en avant, puis un autre et, la tête rentrée dans les épaules, elle attendit que Gren émette le signal convenu, ce qui ne tarda guère. Le garçon secoua une branche. L’inconnue sur le qui-vive se raidit, le visage tourné dans la direction d’où était venu le bruit, mais avant qu’elle ait eu le temps de sortir son couteau, Poyly avait bondi sur elle et le corps à corps s’engagea au milieu du fouillis des filandrynthes aux filaments flexibles. Son adversaire essaya de saisir l’assaillante à la gorge et cette dernière, en retour, lui mordit l’épaule. Gren surgit alors et, saisissant la fille mystérieuse par le cou, il la tira en arrière de toutes ses forces. En dépit de la résistance farouche de leur victime, Gren et sa compagne finirent par l’emporter et leur proie pantelante se retrouva bientôt ligotée à leurs pieds.
— C’est bien, approuva la morille. Maintenant, elle va nous guider jusqu’à…
— Silence !
Le ton de Gren était si impérieux que le champignon obéit instantanément. L’adolescent connaissait la forêt. Il savait que le bruit d’un combat attire inévitablement les prédateurs. À peine avait-il jeté cet avertissement qu’une lancéole, venue d’un tronc voisin, fonça vers eux en fendant l’air de son vol spiralé. Mais Gren était prêt.
Les couteaux n’étaient d’aucun secours contre les lancéoles. Aussi, lorsqu’elle arriva à sa portée, il la déséquilibra d’un violent coup de gourdin. La plante se redressa d’un coup de queue avant de se précipiter de nouveau à l’attaque mais un rayonnaire fondit sur elle et la goba. Poyly et Gren s’aplatirent sur la branche auprès de leur prisonnière et attendirent que la grande vague du silence ait de nouveau submergé la sylve.
*
La captive n’était guère bavarde. À toutes les questions de Poyly, elle se contentait de secouer la tête, l’air buté. La seule chose qu’elle consentit à se laisser arracher fut son nom : Yattmur. La sinistre excroissance de la morille qui faisait un bourrelet autour du cou de ses ravisseurs l’effrayait visiblement.
— Elle a trop peur pour parler, morille, dit Gren au champignon. Ta vue lui est intolérable. Le mieux serait de la relâcher et de poursuivre notre route.
— Cogne-la : cela la fera peut-être parler.
— Elle aura encore plus peur.
— À moins que cela ne lui délie la langue ! Frappe-la au visage.
— Même si elle ne nous fait pas courir de danger ?
— En nous retardant, elle nous en fait courir une foule.
— Tu as sans doute raison. Je n’ai jamais réfléchi à cela. Tu vois loin, morille.
Gren leva une main hésitante. Sous l’impulsion du champignon, ses muscles se contractèrent et son poing s’abattit avec violence sur le visage de Yattmur dont la tête oscilla sous le choc. Poyly tressaillit et interrogea son compagnon du regard.
Les yeux de Yattmur étincelèrent.
— Ceux de ma tribu te tueront, ignoble créature !
Gren, à nouveau, leva la main.
— Tu veux que je recommence ? Où habites-tu ?
Elle se démena vainement dans ses liens.
— Je ne suis qu’une bergère qui garde les sautillons. C’est mal de me faire souffrir si tu es de la même race que moi. Que t’ai-je fait ?
— Nous avons besoin que tu répondes à nos questions. Tu n’auras rien à craindre de nous si tu obéis.
— Je suis gardeuse de sautillons. Ma tâche n’est ni de me battre ni de répondre aux questions. Mais, si vous voulez, je vous conduirai jusqu’à ma tribu.
— Où réside-t-elle ?
— À l’orée de la Bouche Noire. Ce n’est pas loin. Nous sommes un peuple pacifique.
— La Bouche Noire ? Et tu accepteras de nous y mener ?
— Avez-vous l’intention de nous nuire ?
— Absolument pas. D’ailleurs, tu vois bien que nous ne sommes que deux. Que peux-tu redouter ?
À en juger par sa mine morose, Yattmur n’était pas convaincue.
— Bon, dit-elle finalement. Laissez-moi me lever et déliez-moi les bras. Je ne me sauverai pas.
— Si tu essayais, je t’enfoncerais mon couteau entre les côtes.
— Tu fais des progrès, approuva la morille avec satisfaction.
Yattmur fut donc libérée de ses liens et elle entreprit de descendre le long du fût, suivie de près par ses deux ravisseurs. Nul ne proférait un mot mais l’appréhension gagnait Poyly, surtout quand elle vit que le paysage se modifiait et que la monotonie sans fin du banian commençait à se rompre.
Descendant toujours, ils rencontrèrent un énorme rocher brisé, couronné d’ortie-mousse et de fouettards, puis un autre. Chaque pas avait beau les rapprocher du sol, la voûte du feuillage s’éclaircissait de plus en plus, ce qui signifiait que le banian, ici, était loin d’avoir sa taille normale. Les branches s’amincissaient et devenaient sinueuses. Soudain, un rai de soleil frappa les voyageurs : les Cimes rencontraient presque le Sol. Qu’est-ce que cela voulait dire ?
La morille répondit à la question informulée de Poyly :
— La forêt doit finir quelque part. Nous atteignons un endroit où elle ne peut plus croître. Mais il n’y a rien à craindre.
— Nous approchons sûrement de l’orée de la Bouche Noire. Ce nom m’inquiète, morille. Rebroussons chemin avant d’être précipités dans une catastrophe fatale.
— Où veux-tu donc aller ? reprit la morille. Nous sommes des errants, Poyly. Il n’y a pas d’autre solution que de continuer. N’aie pas peur, je suis là pour vous aider et je ne vous abandonnerai jamais.
Les branches étaient à présent trop frêles et trop étroites pour les porter. Prenant son élan, Yattmur, imitée par Poyly et par Gren, sauta légèrement sur un rocher.
— Écoutez ! fit-elle en levant la main. Des sautillons s’approchent.
Un bruit semblable au crépitement de la pluie venait de la forêt.
Le Sol, autour de l’entablement rocheux où se tenait le trio, ne ressemblait en rien aux fondrières mortelles et croupissantes contre lesquelles les Anciens de la tribu avaient si souvent mis Gren et Poyly en garde. Crevassé, creusé d’anfractuosités, on aurait dit une mer figée, mouchetée d’ocre et de noir. La végétation était parcimonieuse. Ce décor insolite paraissait animé d’une vie propre : les failles dont il était semé bâillaient comme des orbites vides, comme des gueules grimaçantes.
— Ces roches sont démoniaques, souffla Poyly.
— Taisez-vous ! murmura Yattmur. Ils arrivent.
Au même moment, une horde à la démarche bizarre sortit de la forêt. C’étaient des plantes fibreuses auxquelles une lente évolution avait fait acquérir un aspect rappelant celui du lièvre. Leur course, si l’on prenait cet animal pour point de repère, était lente et maladroite. La tête de ces créatures dont les tendons craquaient à chaque pas, se réduisait à une mâchoire surmontée d’immenses oreilles et leur corps d’une couleur indéfinissable était informe. Mais leur caractéristique la plus frappante était la différence de longueur entre leurs membres antérieurs et postérieurs. Si leurs pattes de devant n’étaient que de misérables moignons malhabiles, leurs pattes arrière, beaucoup plus longues, conservaient encore quelque chose de la grâce d’un membre animal. Pour Gren et Poyly, les sautillons n’étaient que des créatures étranges aux jambes inexplicablement mal formées, mais pour Yattmur, ils présentaient manifestement un indiscutable intérêt. Avant même qu’ils n’eussent émergé de la sylve, elle avait saisi la corde lestée qui était enroulée autour de sa taille et, lorsque la harde apparut, elle lança avec adresse cette ligne rudimentaire, capturant de la sorte trois sautillons. Les autres prirent aussitôt la fuite tandis que les prisonniers acceptaient leur sort avec la passivité d’un végétal.
Yattmur dévisagea les deux humains d’un air de défi comme si elle était fière d’avoir prouvé sa vaillance, mais, négligeant son regard éloquent, Poyly désigna quelque chose du doigt dans la clairière en se serrant avec effroi contre Gren.
— Gren ! Regarde ! Un… Un monstre !
Sur le rocher devant lequel passait le troupeau de sautillons en débandade, une sorte d’outre argentée était en train de prendre forme, se gonflant à la manière d’un ballon dont le diamètre dépassait la taille d’un être humain.
— Une verte tripe ! s’exclama Yattmur d’une voix étranglée. Ne la regardez pas, c’est terriblement dangereux.
Mais, sourds à son conseil, Gren et Poyly contemplaient avec fascination la sphère flasque au milieu de laquelle luisait l’unique prunelle verte d’un œil à la consistance de gelée. L’œil pivota, tandis que, vers le bas de l’énorme globe, apparaissait une ouverture.
L’arrière-garde des sautillons vacilla soudain et, changeant de direction, six d’entre eux se précipitèrent dans la fissure qui se referma à la manière d’une gueule. Et l’outre commença à se dégonfler.
— Par la Grande Montée, qu’est-ce que c’est que ça ? hoqueta Gren.
— Une verte tripe, répéta Yattmur dont les dents claquaient de peur. Elles vivent collées sur les gros rochers et elles pullulent ici. Allons-nous-en.
Mais la morille n’était pas de cet avis. Obéissant à son ordre silencieux, les deux humains s’approchèrent à contrecœur. Quand ils furent arrivés à sa hauteur, la verte tripe s’était entièrement affaissée. Seule une bosselure palpitante trahissait la présence des sautillons qu’elle avait engloutis. L’œil verdâtre se braqua sur le couple pétrifié d’horreur, puis se referma. Le camouflage était parfait : impossible de distinguer entre la paroi de la roche et l’être qui y était fixé.
— Il n’y a rien à craindre, dit la morille. Ce n’est jamais qu’un estomac.
Gren et Poyly se remirent en marche derrière Yattmur qui avançait avec peine sur le sol déchiqueté, guidant les sautillons captifs qui la suivaient docilement comme si cette situation était absolument naturelle.
Le terrain s’élevait en pente.
— C’est peut-être pour escalader les côtes que les sautillons ont de si longues jambes, suggéra Poyly.
— Peut-être, répondit la morille.
Quelle absurdité ! songea Gren. Il y a bien des moments où il leur faut redescendre. Morille n’est certainement pas omnisciente, sinon elle n’aurait pas acquiescé à une remarque aussi sotte.
— C’est vrai, fit la morille qui avait saisi la pensée de Gren. Je ne sais pas tout mais je suis capable d’apprendre vite, ce qui n’est pas votre cas à vous qui, contrairement à vos ancêtres, vous fiez essentiellement à l’instinct.
— L’instinct ? Qu’est-ce que c’est ?
— La pensée végétale, se borna à répondre le champignon.
Finalement, Yattmur fit halte. Elle n’avait plus la mine renfrognée qu’elle affichait au début : on eût cru que son voyage l’avait rapprochée de ses compagnons forcés.
— Nous voici arrivés au domaine de ma tribu, annonça-t-elle.
— En ce cas, appelle tes amis. Annonce-leur que nous voulons les voir et que je leur parlerai, répondit Gren. (Il s’empressa d’ajouter silencieusement à l’intention de la morille :) Toutefois, je ne sais vraiment pas ce que leur dirai !
— Je suis là, le rassura le parasite.
Mettant son poing devant la bouche, Yattmur émit un son modulé. Poyly et Gren, inquiets, scrutèrent les environs. Il y eut un froissement de feuilles et le trio se trouva soudain entouré de guerriers qui semblaient avoir surgi du sol.
Les membres de la tribu s’approchèrent lentement des nouveaux venus pétrifiés de surprise. Des fleurs cachaient les appas des femmes qui étaient, bien entendu, en majorité. Mais tout le clan était armé et plusieurs guerriers portaient en sautoir un rouleau de corde semblable à celui de Yattmur.
— Bergers, je vous amène deux étrangers désireux de rejoindre nos rangs, dit Yattmur.
À l’instigation de la morille, Poyly prit la parole en ces termes :
— Nous sommes des errants et nous ne vous voulons aucun mal. Que votre accueil nous soit favorable si vous souhaitez faire la Grande Montée en paix. Pour le moment, nous avons besoin d’un abri où nous reposer mais, plus tard, nous vous montrerons nos talents.
Une femme mafflue dans les tresses de laquelle luisait un coquillage s’avança, la paume levée.
— Salut à vous, étrangers. Mon nom est Hutweer et c’est moi qui commande à ces bergers. Si vous souhaitez vous joindre à nous, il vous faut me suivre. Y consentez-vous ?
— Si nous refusons, nous risquons de nous faire massacrer, songea Gren.
— Montrons-leur immédiatement que nous sommes des chefs, rétorqua la morille.
— Mais leurs couteaux sont pointés sur nous !
— C’est maintenant où jamais que nous devons assumer notre rôle de chef.
La grosse femme frappa dans ses mains, interrompant cette muette discussion.
— Répondez, étrangers : acceptez-vous de suivre Hutweer ?
— Il faut accepter, morille.
— Non, Gren. Il n’est pas possible de prendre ce risque.
— Mais ils vont nous tuer.
— Alors, vous devez la tuer d’abord.
— Non !
— J’ai dit si !
— Non… Non… Non.
L’échange de pensées entre le champignon et ses hôtes gagnait en véhémence.
— Alerte, bergers ! s’écria Hutweer en empoignant le manche de son couteau.
Son visage s’était durci. Elle doutait visiblement que les étrangers fussent animés d’intentions pures.
Alors se produisit quelque chose de terrorisant. Les deux étrangers commencèrent à se contorsionner comme au rythme d’une danse surnaturelle. Poyly eut un geste inachevé vers la sombre collerette du champignon. La main de Gren s’abaissa vers son coutelas pour s’en éloigner aussitôt, tirée, aurait-on dit, par quelque force mystérieuse. Le garçon et la fille tournaient lentement sur eux-mêmes en piétinant, les traits déformés par une indicible souffrance. De l’écume sortait de leur bouche. Ils tourbillonnaient en titubant, le corps plié en deux, se mordant les lèvres, et leurs yeux fixes où palpitait une lueur démentielle étaient perdus dans le vague.
Saisis d’une crainte superstitieuse, les bergers se jetèrent à terre.
— Ce sont des esprits ! hurla Yattmur en se cachant la figure dans ses mains. Ils sont tombés du ciel.
Hutweer, livide, laissa choir son arme, aussitôt imitée par ses compagnons qui se prosternèrent en gémissant. La morille, comprenant qu’elle était arrivée à ses fins sans l’avoir aucunement prémédité, relâcha l’étreinte mentale qu’elle exerçait sur Gren et sur Poyly. Il lui fallut bander les muscles de ses hôtes qui sans cela se seraient effondrés comme des chiffons.
— Nous avons gagné, Poyly, chantonna la voix mélodieuse. Hutweer s’est inclinée. À présent, parle-leur.
— Je te déteste, morille. Ne compte pas sur moi pour accomplir ta besogne.
Talonnée par le champignon, Gren s’avança et releva Hutweer.
— Maintenant que vous avez fait acte l’allégeance, vous n’avez plus de crainte à avoir. Gardez-vous à l’avenir d’oublier que nous sommes des esprits. Nous œuvrerons en commun, nous établirons une puissante tribu. Alors les humains cesseront d’être des fugitifs. Nous quitterons la forêt et nous vous guiderons vers la grandeur.
— L’orée de la forêt se trouve juste devant nous, se risqua timidement à dire Yattmur.
Hutweer qui avait recouvré un peu de son courage demanda avec plus d’assurance :
— Nous délivrerez-vous de la Bouche Noire ?
— Il en sera selon vos mérites, répondit Gren. L’esprit qui m’accompagne, Poyly, et moi-même désirons d’abord manger et nous reposer. Plus tard, nous parlerons davantage. Menez-nous à votre refuge.
Hutweer s’inclina et disparut dans les entrailles de la terre.
*
La couche de lave au relief tourmenté était creusée d’une multitude d’excavations naturelles. Les bergers en avaient aménagé certaines où ils vivaient dans une sécurité relative. Avec l’aide de Yattmur, Gren et Poyly s’introduisirent dans l’une de ces cavernes où des ouvertures judicieusement distribuées laissaient pénétrer une vague clarté. On les fit asseoir sur des nattes et un repas leur fut presque instantanément servi. Ils mangèrent du sautillon. Préparé d’une façon qu’ils ne connaissaient pas, garni d’épices et de condiments poivrés, ce mets savoureux était l’aliment de base des bergers, mais la tribu avait une autre spécialité. Celle-ci leur fut présentée avec solennité. Quand les étrangers eurent déclaré que la chair était succulente, Yattmur annonça :
— C’est du poisson. Le poisson vient de l’Eau Longue qui s’écoule de la Bouche Noire.
Ces mots éveillèrent l’intérêt de la morille qui ordonna à Gren d’obtenir de plus amples renseignements.
— Ce poisson, comment l’attrapez-vous ?
— Nous ne l’attrapons pas nous-mêmes. L’Eau Longue se trouve hors de notre domaine mais une tribu d’hommes étranges que l’on appelle la tribu des Pêcheurs réside dans ces parages. Ils sont gentils et ils nous donnent du poisson en échange des sautillons.
Poyly éprouvait un vague sentiment de honte à l’idée qu’elle et son compagnon s’étaient attiré le respect d’un clan apparemment plus civilisé que celui dont tous deux étaient issus.
— Il n’y a donc guère d’ennemis aux alentours ? demanda-t-elle à Hutweer, désireuse de déterminer exactement les avantages dont bénéficiaient les bergers.
Hutweer sourit :
— Il y en a très peu, car la Bouche Noire les dévore. Nous résidons près d’elle parce que nous estimons qu’un gros ennemi vaut mieux que beaucoup de petits.
À ces mots, la morille engagea un dialogue animé avec Gren qui, contrairement à Poyly, savait à présent discuter avec le champignon sans avoir besoin de formuler ses pensées à haute voix.
— Il faut voir de près cette Bouche dont ils parlent tant, disait le parasite, et le plus tôt sera le mieux. D’ailleurs, vous avez perdu la face en mangeant en leur compagnie comme des êtres humains ordinaires. Aussi est-il indispensable de leur tenir un discours qui les impressionnera. Nous ferons d’une pierre deux coups : allons à la recherche de la Bouche Noire et montrons-leur ensuite que nous ne la craignons pas.
— Non, morille. Ton plan est habile mais tu n’es pas réaliste. Si ces courageux bergers ont peur de la Bouche Noire, eh bien, moi aussi j’en ai peur.
— Si tu penses de cette façon, nous sommes perdus.
— Nous sommes fatigués. Toi, tu ignores ce qu’est la lassitude. Laisse-nous dormir comme tu l’as promis.
— Nous devons d’abord montrer notre force.
— Comment le pourrons-nous alors que nous sommes épuisés ? dit Poyly, intervenant dans le débat.
— Préférez-vous être tués en dormant ?
L’argument eut raison de la résistance des deux humains qui exigèrent d’être conduits sur l’heure à la Bouche Noire, requête qui abasourdit les bergers dont les murmures exprimèrent toute l’appréhension. Hutweer les fit taire.
— Il en ira selon votre volonté, ô Esprits, dit-elle. Iccall, viens ici !
À cet appel, un jeune garçon, dans la chevelure duquel était passée une arête de poisson, bondit et salua Poyly de sa main levée, la paume en l’air.
— Iccall est notre meilleur Chanteur, expliqua Hutweer. Avec lui, rien de fâcheux ne vous arrivera. Il vous guidera jusqu’à la Bouche Noire. Nous attendrons votre retour.
Gren et Poyly se hissèrent hors de la grotte. La lumière du jour était aveuglante et la lave rugueuse brûlante sous leurs pieds. Iccall se tourna vers la jeune fille :
— Rassure-toi, dit-il avec un sourire éclatant. Il n’y a pas loin à marcher.
— Oh ! je ne suis pas fatiguée, merci, répondit Poyly en souriant à son tour à l’adolescent, car il avait de grands yeux noirs et une peau satinée. Quel bel os tu as dans les cheveux ! On dirait les nervures d’une feuille.
— Ils sont rares, mais peut-être pourrai-je t’en trouver un.
— Dépêchons-nous, jeta Gren d’une voix hargneuse. (Il n’avait encore jamais vu un homme sourire de manière si ridicule :) De quelle aide un simple chanteur – si c’est bien là ce que tu es – nous sera-t-il contre un ennemi aussi dangereux que la Bouche Noire ?
— Je chante quand elle chante… et je chante mieux qu’elle, répondit simplement Iccall sans se laisser démonter.
Le sol s’élevait en pente douce. Les roches volcaniques, veinées de rouge et de noir, de plus en plus nombreuses, interdisaient toute végétation. Ici, le banian lui-même, maître de continents entiers, devait capituler. Ses ultimes troncs portaient encore la cicatrice des brûlures que lui avait infligées la dernière coulée de lave. Pourtant, ses branches extrêmes projetaient au loin leurs racines aériennes qui fouillaient le roc comme autant de doigts avides.
Soudain, Iccall se jeta derrière une saillie de rocher.
— Voici la Bouche Noire, souffla-t-il.
Pour la première fois de leur vie, Gren et Poyly eurent la vision d’une plaine nue. La notion de rase campagne était absolument étrangère à ces enfants de la forêt et ce spectacle insolite les frappait d’étonnement. Devant eux, cahotique, s’étendait un champ de lave s’achevant par une sorte d’immense cône déchiqueté, dressé contre le ciel.
— C’est la Bouche Noire, répéta Iccall qui se délectait de la stupéfaction de Poyly. (Du doigt, il désigna une volute de fumée flottant dans l’air :) La Bouche respire.
Gren laissa son regard errer du cône à la forêt éternelle, mais ses yeux fascinés revinrent se fixer sur la masse de roc. Son cœur battit plus vite. Il sentait la morille sonder les profondeurs de son esprit. Un vertige s’empara subitement de lui. Le champignon fouillait à l’aveuglette parmi ses souvenirs inconscients, estompés comme des photos jaunies. Troublante sensation ! Le temps d’un éclair, Gren entr’aperçut des images, parfois poignantes, dont la signification lui échappait totalement. Pris d’une défaillance, il roula à terre. Poyly et Iccall l’aidèrent à se remettre debout, mais la morille avait relâché son emprise : elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. Triomphalement, elle imposa une image à l’esprit de son hôte.
— Les bergers se laissent terroriser par des ombres, Gren. La Bouche qui les effraye tellement est tout simplement un volcan, et un petit volcan, qui plus est. Il n’y a rien à redouter. Peut-être même est-il éteint.
Fort des souvenirs ataviques qu’il s’était assimilés, le champignon montra au couple ce qu’était un volcan et, rassurés, Gren et Poyly reprirent le chemin de la grotte.
— Nous avons vu la Bouche Noire, annoncèrent-ils à Hutweer et aux bergers qui les attendaient. Nous l’avons vue et nous n’avons pas eu peur.
— Quand la Bouche Noire lance son appel, tout le monde doit lui obéir, répondit Hutweer. Vous riez d’elle parce que vous ne l’avez vue que silencieuse. Lorsqu’elle chantera, nous verrons comme vous danserez, ô Esprits !
Poyly posa une question à propos de la tribu des Pêcheurs. Ce fut Iccall qui répondit :
— On ne peut voir leur domaine d’ici. Des entrailles de la Bouche Noire jaillit l’Eau Longue que la pente nous empêche également de distinguer. Et sur les bords de l’Eau Longue, il y a des arbres : c’est là qu’habitent les Pêcheurs.
Poussée par la morille, Poyly poursuivit l’interrogatoire.
— Ô Hutweer, si les Pêcheurs vivent plus près que vous de l’Eau Longue, par quel sortilège arrivent-ils à survivre à l’appel de la Bouche ?
Des murmures s’élevèrent du groupe des bergers qui, malgré leur désir de faire preuve de zèle, ne savaient quoi répondre. Finalement, une femme prit la parole :
— C’est que les Pêcheurs ont de longues queues vertes.
L’explication ne satisfit personne et Gren éclata de rire. Et la morille parla par sa bouche.
— Ô bergers, fils d’une bouche creuse, votre savoir est bien maigre. Comment pouvez-vous croire que des humains aient une queue verte ? Vous êtes des gens simples et sans défense. Nous serons vos guides. Lorsque nous aurons dormi, nous irons jusqu’à l’Eau Longue et vous nous accompagnerez. Alors, nous édifierons une tribu puissante en nous unissant d’abord aux Pêcheurs, ensuite aux autres clans de la forêt. Nous cesserons d’être des fuyards apeurés et tous trembleront devant nous.
Une image naquit dans les circonvolutions de la morille-cerveau : celle de la plantation que les humains construiraient à son intention. Soignée par eux, elle se propagerait en toute quiétude. Mais pour l’instant – et c’était là un obstacle dont elle avait douloureusement conscience –, pour l’instant il lui était impossible, vu sa petitesse, de se diviser encore pour s’emparer de quelques-uns des bergers. Cependant, un jour viendrait où, bien cultivée, elle régnerait sur le genre humain. Le champignon contraignit Gren à poursuivre :
— Nous ne serons plus de misérables créatures impuissantes. Nous tuerons les taillis. Nous tuerons la jungle et les choses mauvaises qu’elle abrite pour ne conserver que les bonnes. Nous créerons des jardins où nous prospérerons. Et nous gagnerons en force jusqu’à ce que le monde nous appartienne comme il nous a appartenu en des temps très anciens.
Le silence retomba. Les bergers se dévisageaient avec malaise, inquiets et méfiants. Les propos de son compagnon, songeait Poyly, était grandiloquents et dépourvus de signification. Quant à Gren, bien qu’il considérât la morille comme un allié, il trouvait haïssable d’être obligé de parler et d’agir, sans comprendre bien souvent le sens des mots qu’il prononçait et des actes qu’il accomplissait à son corps défendant. Épuisé, il se laissa choir dans un coin de la grotte et sombra presque aussitôt dans un sommeil pesant. Indifférente à ce que pouvaient penser les bergers, Poyly s’étendit à son tour et l’imita.
Les membres de la tribu contemplèrent avec étonnement le couple endormi. Enfin, Hutweer frappa dans ses mains pour les disperser.
— Laissons-les reposer, dit-elle.
— On verra comment ils se comporteront lorsque l’esprit de la Bouche Noire lancera sa chanson, murmura Iccall en s’éloignant.
*
La morille, elle, ne dormait pas. C’était là une servitude qu’elle ignorait. Pour l’instant, la morille était dans la situation d’un jeune enfant qui aurait découvert presque par hasard des trésors ignorés de leurs propriétaires mais ne disposerait pas des moyens voulus pour recenser son butin. Les premiers examens auxquels il s’était livré avaient plongé le champignon dans un abîme de stupéfaction émerveillée.
Des rêves étranges hantaient le sommeil de Gren et de Poyly. Des expériences lointaines surgissaient par pans entiers derrière leurs paupières closes, telles des cités immenses émergeant d’un brouillard qui les engloutissait aussitôt. Ce fut un long et incertain voyage qu’accomplit la morille, tâtonnant parmi les obscurs corridors de la mémoire de ses hôtes. Elle plongea au fond d’un passé reculé. Le soleil, alors, n’avait pas encore commencé à vomir ses flots d’énergie excédentaire. L’homme, en ces temps, était autrement plus intelligent et belliqueux que ses actuels rivaux végétaux. Elle s’étonna au spectacle des grandes civilisations, puis continua de s’enfoncer toujours plus avant, toujours plus loin au cœur des ères embrumées de la préhistoire, de ces âges où l’homme ne disposait même pas d’une torche pour éclairer sa nuit, même pas d’un cerveau pour guider sa main de chasseur. C’est alors que, comme elle s’efforçait de recueillir les inconsistants souvenirs d’un passé racial aboli, elle fit une ahurissante découverte.
Sa voix, à laquelle on ne pouvait rester sourd, retentit dans la tête de Gren et de Poyly endormis.
— Gren ! Poyly ! Écoutez… J’ai trouvé quelque chose d’extraordinaire. Nous sommes tous trois plus proches que vous ne le croyez.
Avec une émotion qu’elle n’avait encore jamais montrée, la morille évoqua à l’esprit des deux humains des images enfouies dans les limbes de leur subconscient. Des images, tout d’abord, remontant à l’époque où la grandeur de leur race était à son apogée – âge des cités grandioses, de la conquête des planètes, des rêves et des ambitions collectives. Les hommes de ce temps n’étaient pourtant guère plus heureux que leurs pères. Comme eux, ils étaient soumis à bien des pressions, déchirés par bien des antagonismes. En un instant, la guerre économique, la guerre totale les écrasait par légions.
Les images se succédaient toujours. La température s’éleva. Le soleil entra dans sa phase de déclin. Mais, sûrs de leur maîtrise technique, les habitants de la Terre se préparaient avec confiance à faire face. Soudain, ce fut l’épidémie. Les radiations nouvelles émises par le soleil affectaient la peau, les yeux, le cerveau des hommes. L’étrange fléau n’épargnait personne : l’humanité s’étiola inexorablement. Après une longue torture, les survivants se trouvèrent immunisés contre le rayonnement. Mais quelque chose avait changé en eux : ils avaient désappris à penser, ils ne savaient plus lutter.
Ils fuirent leurs villes orgueilleuses, ils fuirent leurs demeures comme si tout ce qui avait été leur royaume leur était brusquement devenu étranger. Les structures sociales s’écroulèrent. Du jour au lendemain, toute forme d’organisation s’effondra. La mauvaise herbe envahit les rues, les graines poussées par le vent se mirent à germer dans les caisses enregistreuses : l’invincible assaut de la jungle commençait. L’espèce ne s’éteignit pas progressivement, mais d’un seul coup à la manière d’une tour qui s’éboule.
— Assez, gémit Gren dont l’esprit se débattait pour échapper à l’emprise de la morille. Assez ! Le passé ne nous concerne pas. À quoi bon se soucier d’événements aussi anciens ? Assez, morille ! Laisse-nous dormir.
Il eut l’impression curieuse que son cerveau, subitement, ballottait à l’intérieur de son crâne : le champignon était en train de le secouer par les épaules, si l’on peut risquer une telle métaphore.
— Quelle indifférence ! dit la morille, toujours en proie à la même excitation. Il faut continuer. Regarde… Nous allons aller plus loin, jusqu’à l’époque distante où l’homme n’avait pas d’histoire, pas d’héritage. Où il n’était pas encore l’Homme, mais un être pitoyable semblable à celui que tu es aujourd’hui.
Impuissants, Gren et Poyly furent emportés par un flot d’images informes et troubles. Des créatures nues, analogues à des tarsiers, descendaient des arbres, couraient parmi les fougères ; petites, farouches, se cachant derrière les buissons, elles n’avaient pas de langage. Les détails de la vision étaient flous car les esprits qui l’avaient enregistrée n’avaient pas de perception claire. Seuls les odeurs et les sons étaient précis, mais c’étaient aussi d’impénétrables énigmes pour Gren et Poyly qui, à contempler ces aperçus d’un monde primitif, se sentaient saisis d’une incompréhensible nostalgie.
Une image plus nette se dessina. Un cortège de ces petits êtres pataugeait au milieu d’un marais. Et les fougères arborescentes laissaient choir sur leurs têtes des objets noirs : des champignons !
— Ma race a été la première à s’éveiller à l’intelligence à l’ère oligocène, dit la morille. La preuve est là ! Mais la pensée a besoin de membres comme support. Alors, mes ancêtres sont devenus les parasites de ces petites créatures, vos lointains aïeux.
Plongeant toujours plus loin dans le temps, le champignon dévoila à ses hôtes l’histoire de l’évolution de l’homme, qui était aussi celle des morilles. D’abord simples parasites, celles-ci s’étaient muées en symbiotes. Originellement, elles demeuraient fixées à l’extérieur des crânes de ces êtres à l’allure de tarsier qui bénéficièrent de cette association. Elles leur apprirent à s’organiser et, peu à peu, la capacité crânienne de ces humains primitifs s’amplifia. Finalement, les champignons fragiles et vulnérables s’insérèrent à l’intérieur de leurs têtes, s’intégrèrent aux organismes qu’ils parasitaient et dont ils affinaient les facultés.
— Ainsi se développa la race humaine, commenta la voix. Les hommes grandirent en taille et ils conquirent le monde, oubliant que cette victoire, ils la devaient aux morilles-cerveaux qui vivaient et mouraient avec eux. Sans notre concours, ils n’auraient pas quitté les arbres ; ils seraient semblables aux actuelles tribus humaines qui végètent, dépourvues de notre aide.
Pour souligner ce point, la morille fit revivre les souvenirs latents de la décadence de l’humanité.
— Physiquement, les hommes étaient plus vigoureux que les morilles. Ils survécurent à la marée des radiations solaires mais leurs cerveaux symbiotiques périrent, brûlés vifs au fond de leur asile d’os. L’homme se trouva livré à lui-même avec, pour tout bagage, son cerveau naturel, un cerveau qui ne valait pas mieux que celui des animaux supérieurs. Rien d’étonnant s’il a déserté ses villes pour retourner aux arbres !
— Cela n’a pas le moindre sens, gémit Gren. À quoi bon se tourmenter pour un désastre qui s’est produit il y a des millions et des millions d’années ?
La morille parut éclater d’un rire silencieux.
— Parce que la tragédie n’est peut-être pas encore arrivée à sa conclusion. Je suis d’une espèce plus résistante que mes ancêtres disparus. Je tolère les fortes radiations et il en va de même de ceux de ma race. Le moment historique est venu pour vous et pour nous de réaliser une nouvelle symbiose, aussi riche en promesses que celle qui, autrefois, a ouvert aux tarsiers la route des étoiles. L’horloge s’est remise en marche…
— Elle est folle, Gren, je ne comprends pas, hurla Poyly, bouleversée par les visions qui se pressaient tumultueusement derrière ses paupières fermées.
— Son carillon retentit… écoutez-le…
— Non, je ne peux pas, gémit Gren en se tordant sur le sol.
Une musique résonnait dans la tête des humains en larmes, une harmonie diabolique dont les accords noyaient tout autre son.
— Nous allons devenir fous tous les deux, Gren ! C’est atroce.
— Le carillon, répétait la morille. Le carillon…
Ils s’éveillèrent et se dressèrent sur leur séant.
Ils étaient en sueur. Le champignon leur brûlait la tête et le cou. Mais le bruit terrible leur remplissait toujours les oreilles.
*
En dépit de l’état de confusion intellectuelle où ils se trouvaient, Gren et Poyly remarquèrent qu’ils étaient seuls dans la caverne : les bergers avaient disparu. Le terrifiant vacarme provenait de l’extérieur. Pourquoi éveillait-il tant d’effroi en eux ? C’était presque une mélodie, bien qu’elle ne fût point structurée, et c’était dans la chair qu’elle tonnait, dans le sang qui, tour à tour, se figeait et bouillonnait à son appel.
— Il faut y aller, parvint à murmurer Poyly en s’efforçant de se lever.
— Pourquoi le faut-il ? demanda Gren.
Le garçon et la fille s’accrochaient l’un à l’autre mais il leur était impossible de résister à l’impulsion. Ils se mirent en marche. Sans que leur volonté y fût pour rien. Quelle que fût la nature de ces sonorités démoniaques, il leur fallait aller à leur source. La morille elle-même paraissait incapable de résister. Sans se soucier des égratignures, ils escaladèrent les éboulis pour gagner la surface. Alors, ils se trouvèrent en plein cauchemar.
La mélodie spectrale, balayant l’étendue comme une tempête, les imprégnait, les tirait par les jambes. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls à répondre au chant de la sirène. Tout ce qui volait, tout ce qui courait, tout ce qui sautait, tout ce qui rampait se hâtait à travers la clairière, avançait dans la même direction : celle de la Bouche Noire.
— La Bouche Noire ! hurla la morille. La Bouche Noire chante ! La Bouche Noire nous appelle ! Il faut aller à elle !
Le chant n’affectait pas seulement l’ouïe, mais aussi la vue. La rétine des humains avait perdu une partie de sa sensibilité : le monde n’avait plus de couleur. Gris était le feuillage qui se détachait ici et là sur le ciel, noirs et gris les rochers aux formes tourmentées.
Soudain ils aperçurent les bergers, tels des ombres plaquées contre les derniers troncs du banian. Chacun s’était attaché à l’aide de cordes. Au milieu de leur groupe, ligoté de la même façon que ses compagnons, se tenait Iccall, le Chanteur.
Et Iccall chantait. Il avait une position particulièrement incommode : la tête ployée comme si son cou était rompu, il fixait le sol d’un regard frénétique. Il chantait à pleins poumons. Il chantait de toute son âme, vaillamment, lançant son chant à l’assaut de celui qui émanait de la Bouche Noire. Et la chanson d’Iccall avait une puissance qui lui était propre, capable qu’elle était de s’opposer à la mélodie infernale qui aurait, sans cela, attiré toute la tribu vers sa source. Les bergers tendaient l’oreille avec une attention forcenée aux vocalises de leur frère tout en lançant à la volée leurs filets afin de capturer les créatures passant à leur portée.
Farouchement, Poyly et Gren luttaient pour briser le charme – mais en vain. Malgré tous leurs efforts, ils continuaient d’avancer en titubant. Des ailes frôlaient leurs joues. Le monde noir et blanc glissait tout entier vers l’appel. Seuls les bergers, suspendus aux lèvres d’Iccall, échappaient à l’envoûtement.
Gren trébucha et une foule de créatures bondirent par-dessus lui dans leur course effrénée. Une horde de sautillons jaillit de la jungle en rangs serrés : les bergers parvinrent à les prendre dans leurs lacs.
Gren et Poyly accéléraient l’allure à mesure que l’atroce mélodie gagnait en force. L’espace dénudé apparut soudain à leur vue avec, au loin, encadrée par les branches qui la cernaient comme un dais, la masse confuse de la Bouche Noire. Cette vision leur arracha un cri étouffé – cri d’admiration ou cri d’horreur ?
La terreur à présent avait un visage, avait des membres, avait une âme : la Bouche Noire.
Les êtres qui répondaient à l’appel maudit ruisselaient vers elle comme un fleuve vivant, franchissant aussi vite que possible le champ de lave, escaladant la pente du volcan pour se jeter triomphalement dans l’immense gueule béante. Les humains frémirent en distinguant un nouveau détail : trois longs doigts chitineux avaient surgi au-dessus des « lèvres » de la Bouche, qui ondulaient en cadence au rythme de la mélodie.
Ils hurlèrent – mais précipitèrent encore leur course car, tentateurs, les doigts leur faisaient signe.
— Oh ! Poyly ! Gren ! Gren !
La clameur frappa leurs oreilles, hésitante comme un feu follet. Ils ne ralentirent pas, mais Gren parvint à jeter un bref coup d’œil en arrière vers le chaos noir et gris de la forêt.
Ils venaient de dépasser le dernier des membres de la tribu : c’était Yattmur. Oublieuse du chant d’Iccall, la jeune fille s’arracha aux liens qui la retenaient et plongea dans le flot vivant montant vers la Bouche Noire afin de rejoindre le couple, échevelée, les bras tendus vers Gren. Son visage était gris sous l’éclairage insolite. Tout en courant, elle chantait vaillamment comme Iccall pour faire pièce à la néfaste mélodie.
Gren se détourna et dès que son regard se fut de nouveau braqué sur la Bouche Noire, il ne songea plus à Yattmur. Celle-ci parvint à lui saisir la main au détour d’un rocher.
Une seconde – une seconde décisive – sa chanson se fit plus forte et la morille profita de l’occasion pour tenter d’arracher ses hôtes à leur aveugle obéissance.
— Faites un détour ! Faites un détour si vous voulez avoir la vie sauve !
La main dans la main, le trio se lança vers le refuge précaire que leur offrait un fourré proche et d’aspect bizarre. Un sautillon affolé, visiblement en quête d’un raccourci, les heurta dans sa précipitation et ils s’enfoncèrent dans la grisaille sinistre du boqueteau.
Aussitôt, la monstrueuse musique perdit de sa puissance. Yattmur, le corps agité de sanglots, s’effondra sur la poitrine de Gren. Mais ils étaient loin d’être tirés d’affaire.
Poyly poussa un hurlement. En touchant une branche mince, elle avait senti quelque chose de gluant ruisseler sur sa main et, folle de peur, elle agitait son bras. Examinant les lieux avec désespoir, les trois malheureux durent constater qu’ils se trouvaient coincés dans un étroit cul-de-sac. La mauvaise visibilité les avait fait tomber dans un piège. Déjà, le sautillon qui les avait précédés était englué dans l’épais liquide qui sourdait de ce qu’ils avaient pris pour des tiges.
Yattmur comprit la première et poussa un cri :
— Une verte-tripe ! Nous avons été capturés par une verte-tripe !
— Vite, Gren, dit la morille. Ton couteau… Elle se referme.
Le méat par lequel ils étaient entrés était, en effet, en train de se clore et le « plafond » s’abaissait. Il n’y avait plus d’illusion à avoir : ce n’était pas dans un hallier, mais dans un estomac, qu’ils s’étaient jetés.
À moitié étouffés par le suc gluant qui coulait avec toujours plus d’abondance, les prisonniers jouèrent du coutelas et d’un puissant coup de lame, Gren fendit l’enveloppe de la verte-tripe. Les deux femmes, aussitôt, l’aidèrent à agrandir l’entaille. Quand l’enveloppe commença à s’affaisser, elles passèrent la tête par l’ouverture, échappant ainsi à une mort certaine.
Mais ce fut pour retrouver le premier péril : la plainte lugubre venue de la Bouche Noire, qui leur figeait le sang dans les veines, les assaillit de plein fouet.
Avec une énergie décuplée, tous trois tailladèrent la membrane pour s’arracher à l’emprise dévorante et répondre à l’appel.
Enfin, ils furent libres mais le jus épais où ils s’enfonçaient jusqu’aux chevilles les clouait encore sur place. La verte-tripe, complètement affaissée, dardant sur eux son œil unique, contemplait mélancoliquement ses destructeurs.
Poyly réussit à se dégager et aida Yattmur à s’arracher à leur fâcheuse position. L’œil de la créature, à présent déchiquetée, se referma tandis que les humains reprenaient leur course vers le volcan.
Ils traversèrent le champ de lave et commencèrent à gravir la pente du cône. Au-dessus d’eux, les trois doigts ondulaient toujours dans un sinistre geste d’invite. Un quatrième, puis un cinquième surgirent.
Tout était noyé dans une grisaille incertaine. La mélodie atteignait une incroyable intensité et les humains sentaient leur cœur cogner douloureusement dans leur poitrine. Ils étaient environnés de sautillons qui se ruaient vers le sommet pour se jeter dans un dernier bond au fond du cratère.
Et Gren, Poyly, Yattmur, tenaillés par le désir de rejoindre le chanteur d’épouvante, haletants, leur marche entravée par la glu qui leur collait encore aux pieds, parcoururent à quatre pattes les derniers mètres.
L’affreuse mélodie s’arrêta brutalement. Ce fut si imprévu que les humains s’écroulèrent face contre terre. Épuisés, mais délivrés, ils demeurèrent allongés là où ils avaient chu, les yeux clos, mêlant leurs sanglots. Le chant de la Bouche Noire s’était tu. Totalement. Définitivement.
Quand les battements de son cœur furent redevenus normaux, Gren souleva les paupières. Le monde retrouvait ses couleurs habituelles : le blanc virait au rose, le gris se muait en bleu, en vert, en jaune et le noir, se dissolvant, rendait ses bistres à la forêt. À l’invincible désir d’annihilation dont ils avaient été les esclaves se substituait en leur âme le dégoût pour ce qu’ils avaient été sur le point de faire.
Les créatures qui se mouvaient à l’entour et qui étaient arrivées trop tard pour avoir le privilège de s’abîmer dans la Bouche Noire éprouvaient apparemment des sentiments analogues. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, elles refluèrent vers le sous-bois. Bientôt, toutes eurent disparu.
— S’il n’y avait pas eu la verte-tripe, nous serions morts à l’heure qu’il est, murmura Gren. Ça va, Poyly ?
— Je suis vivante, répondit l’interpellée qui se cachait le visage derrière les mains. Au nom des dieux, Gren, repartons vite auprès des bergers !
— Non, s’écria Yattmur. Vous avez abusé Hutweer en lui faisant croire que vous étiez de puissants esprits. Les bergers savent maintenant que vous les avez trompés. Si vous revenez vers eux, ils vous tueront certainement.
Gren et Poyly échangèrent un regard désespéré. En dépit des manœuvres de la morille, ils s’étaient trouvés bien chez les bergers et la perspective d’avoir à reprendre leur errance solitaire les décourageait. Mais le champignon avait lu leurs pensées :
— N’ayez pas peur, dit-il. Il existe d’autres tribus, les Pêcheurs, par exemple. Ceux-là ont l’air plus dociles. Demandez à Yattmur de vous guider vers eux.
— Les Pêcheurs sont-ils loin d’ici ? s’enquit Gren.
La jeune bergère lui pressa la main en souriant. Il la regarda et la trouva très belle.
— Je serais heureuse de vous guider vers eux. D’ici, on peut voir l’endroit où ils vivent.
Yattmur désigna du doigt la base du volcan. On y distinguait une fissure par laquelle s’échappait une rivière aux eaux rapides.
— Voilà l’Eau Longue. Apercevez-vous ces trois arbres globuleux sur la rive ? C’est là qu’habitent les Pêcheurs.
Les trois fugitifs entreprirent de descendre vers le cours d’eau, non sans jeter de temps en temps un coup d’œil en arrière pour s’assurer qu’aucun poursuivant ne sortait du cratère.
*
Ils atteignirent l’Eau Longue et s’assirent sur la berge, jouissant de la chaleur retrouvée. La rivière roulait un flot à la fois sombre et limpide. Sur l’autre rive, au delà d’une étroite bande de lave, se dressait un écran de troncs : la jungle reprenait ses droits.
Poyly plongea le bras dans l’eau. Si rapide était le courant que des remous se formèrent. Elle se rafraîchit le front et les joues.
— Je suis fatiguée, fit-elle. Fatiguée et malade. Je ne veux pas aller plus loin. Tout est insolite ici. Rien ne ressemble à ce que j’ai connu dans la jungle quand j’étais enfant. Que s’est-il passé dans le monde de hors la forêt ? Est-il devenu fou ? S’est-il détraqué ? S’arrête-t-il ici ?
— Il doit bien finir quelque part, dit Yattmur.
La morille se mêla à la conversation.
— Peut-être l’endroit où il s’achève sera-t-il favorable.
— Cela ira mieux lorsque nous nous serons reposés, conclut Gren. Alors, il faudra que Yattmur reparte vers sa tribu.
Comme il se retournait pour regarder la jeune fille, il perçut un mouvement. Pivotant sur lui-même, il sortit son arme et bondit vers les trois êtres qui semblaient avoir surgi du sol.
Yattmur sauta sur ses pieds.
— Ne leur fais pas de mal, Gren ! Ce sont des Pêcheurs. Ils sont absolument inoffensifs.
Effectivement, les nouveaux venus n’avaient pas l’air dangereux. Sans doute, un coutelas était-il glissé dans leur ceinture de liane – leur seul ornement – mais ils avançaient les mains nues. Tous trois arboraient une expression uniformément stupide. Gren nota immédiatement une particularité frappante : chacun avait une longue queue verte. Les bergers n’avaient pas menti.
— Est-ce que vous apportez à manger ? demanda l’un des Pêcheurs.
— Il vous prend pour des bergers, dit Yattmur. C’est la seule tribu qu’ils connaissent. Nous ne vous apportons pas de ravitaillement, ô Pêcheurs, déclara-t-elle en se tournant vers le trio. Nous ne sommes pas venus pour vous rendre visite. Nous voyageons.
— Nous n’avons pas de poisson pour vous, reprit le premier Pêcheur. (Presque en chœur, tous les trois ajoutèrent :) C’est bientôt le temps de la pêche.
— Nous n’avons rien à échanger, annonça Gren, mais nous aimerions manger un peu de poisson.
— Pas de poisson pour vous. Pas de poisson pour vous. Le temps de la pêche sera bientôt.
— Ce n’est pas la peine de le répéter, j’avais compris. Je veux seulement vous poser une question : nous donnerez-vous du poisson quand vous en aurez ?
— Poisson il est bon pour manger. Il y a du poisson pour tous à l’époque du poisson.
— Parfait, répliqua Gren qui murmura : Ils me font l’effet d’être un peu demeurés.